La soirée a la saveur des retours triomphaux, ceux de sportifs en pleine possession de leurs moyens (Seles, Hingis, Ronaldo), on est loin du énième retour d'Un Foreman pesant dix tonnes et distribuant des jabs avec une vitesse qui n'est pas sans rappeler celle de Coco Michel-l'emblématique capitaine guingampais-balle au pied ou du come-back d'un Björn Borg cherchant désespérément à ralentir les coups avec sa vieille raquette en bois, aussi à l'aise dans son short xxs que Lionel Rouxel dans une surface de réparation. Il n'y a bien que les supporters des Knicks au monde pour espérer voir l'idole tomber de son piédestal. Pourtant, le doute plane, On n'a pas peur qu'il soit ridicule, bien sûr, loin s'en faut mais on tremble de le voir simplement bon et pas jordanesque.
Pas longtemps, la soirée se déroule comme prévu, absolument rien à signaler. Michael Jordan s'en va dribbler ligne de fond pour éviter un défenseur puis revient vers l'intérieur, aperçoit la raquette obstruée, balance une brique énorme sur la planche afin de récupérer la balle au rebond sur sa gauche et de shooter tranquillement pour «mettre dedans» comme dirait Georges Eddy? Rien de surprenant, c'est Michaël Jordan. Il met 55 points sur le parquet de l'ennemi new-yorkais alors qu'il a repris la compétition depuis deux semaines? Il n'est pas à ça près, il mettra plus de trente points en jouant avec une gastro en play offs , a mis six paniers à 3 points contre les Blazers, 63 points dans le deuxième match de play offs contre les celtics de Bird, il a la meilleure moyenne de points de tous les temps en play offs (33.4), les stats les plus complètes de tous les temps (30point, plus de six rebonds, plus de 5 p.d, plus de deux interceptions, près de 1 contre de moyenne sur toute sa carrière), il sera six fois sur six MVP des finales, que dire de plus? Il fait son match, un très bon match.
Non, la seule chose qui peut surprendre dans ce match si on y prend garde, c'est lorsque MJ se fait contrer par Charles Smith (joueur moyen mais assez bon défenseur) et déclenche la bronca du Madison Square Garden. Le contre est si parfait que la balle revient dans les mains de Air Jordan. Charles Smith n'a pas bougé, il est devant lui, galvanisé par la foule et prêt à bondir après cet affront fait au maître. Jordan n'hésite pas un seul instant: il prend l'impulsion pour un de ces jump shoots dont il a le secret, en reculant tout en gardant un équilibre parfait. Smith est collé à lui, avance très vite d'un pas pour combler la distance qui les sépare, saute encore plus haut que précédemment. A cet instant, on pourrait presque entendre Georges Eddy s'exclamer: «no, no, no, pas ce soaaar!» ou voir le fantôme de Dikembe Mutombo remuer l'index pour signifier que ce soir on ne passe pas. Que va faire son altesse? Retomber avec la balle pour éviter l'humiliation du contre? Ce serait presque pire, une sorte d'aveu d'impuissance ou d 'échec. Tenter de passer la balle à un coéquipier? Pourquoi pas, mais ce serait refuser l'affrontement. Il n'en sera rien, il propulse le ballon dans les airs, celui-ci effectue une parabole peu académique et peu conseillée à ce niveau si l'on veut éviter le pourcentage de Shaquille O' Neal au lancer franc (il faut également rappeler, pour les puristes qu'une des caractéristiques du shoot de Jordan est d'avoir une trajectoire horizontale).....et retombe dans le panier sans toucher l'arceau, c'est à peine s'il effleure le filet, et si l'on entend un léger bruit, c'est plus au silence assourdissant de la salle qu'on le doit. A-t-on vraiment saisi ce qui se passe? Certes, le geste est fabuleux, l'inspiration est aussi inattendue que géniale, Michel Jordan a encore gagné. Mais là encore, rien d'étonnant. Non, ce qui étonne, c'est d'abord la confiance prodigieuse qu'il a en lui et qu'aucun échec ne semble pouvoir ébranler pas même dans l'instant (combien de temps s'est-il passé entre le moment où il a été contré et le moment où il a choisi de reprendre le shoot, quelques dixièmes de secondes...).Cet épisode n'est d'ailleurs pas sans rappeler a posteriori le match 6 de la finale contre Utah, quand, après quatre échecs consécutifs au shoot, Jordan prend ses responsabilités sur la dernière possession et score froidement sans laisser transparaître la moindre émotion, mais cette caractéristique ne le distingue pas encore de certains champions d'exception qui surent garder confiance en eux dans les pires moments.
Ce qui le rend unique, c'est, de manière assez paradoxale, l'aisance avec laquelle il oublie son statut de star pendant un match pour vaincre chaque combat. Il aurait pu laisser passer la frustration de voir son tir contré et attendre paisiblement son heure, elle serait venue (victoire des Bulls sur le parquet des Knicks, 55 points de His Airness). Qui est Charles Smith pour que Jordan accepte de relever le défi, a-t-il encore quelque chose à prouver dans ce match, dans ses matches? Toute l'exception de ce joueur est résumée dans ces trois secondes: parfois arrogant, orgueilleux au possible, il n'a jamais été pris en flagrant délit de suffisance, de relâchement: un prédateur, qui ne lâche jamais sa proie quand bien même elle n'a plus aucune chance de s'échapper, depuis longtemps déjà. Des joueurs et même des grands joueurs dotés d'un mental d'exception, d'une rage de vaincre inextinguible, on en a déjà vu (Nadal, Noah pour ne citer qu'eux) mais jamais un joueur aussi talentueux. Qui a vu jouer Stich sait combien le talent, l'impression de facilité peut parfois pousser au relâchement voire à la nonchalance. Qui n'a jamais vu Ronaldinho ou Henry traîner des pieds, Zidane s'économiser avec le Réal en attendant la coupe du monde ou même Federer ne pas donner son maximum lorsque le match lui échappe sur terre battue contre Nadal? Rien de plus normal pour des joueurs pétris de talent. Jordan, lui, semble ignorer l'excès de confiance ou plutôt ne connaître que cela. Pas de risques donc de se laisser griser.
Voilà pourquoi ce soir, on ne supporterait pas de le voir redevenir humain, et pas seulement parce qu'on supporte mal de voir les grands champions faiblir. Le public du Madison ne s'y trompera pas, lui qui ovationnera son pire ennemi lors de son dernier match dans ce lieu mythique en 2003 (Jordan, à quarante ans, ne se privera pas de mettre 39 points). Il a compris que Jordan était différent, pas seulement des autres basketteurs mais aussi des autres grands champions. On croyait ne pas pouvoir aimer Michaêl Jordan (à moins de considérer que l'on peut aimer les animaux ou les extra-terrestres comme on aime les humains) mais seulement l'admirer ou le haïr, Jordan est un replicant, programmé pour gagner, même la défaite ne le rend pas plus accessible, ne le rapproche pas de nous, il est si loin, si différent, au contraire par exemple d'un Federer que seul le monde du tennis (c'est déjà pas mal) sépare de nous et qu'une grande défaite pourrait rendre beau (un peu à la manière d'un Indurain le jour de sa première grande défaillance dans le Tour). ... Mais ce soir, c'est son vrai retour, il n'a joué que deux pauvres matches et a perdu son père deux ans auparavant et pour la première fois peut-être, on a tremblé pour lui, il est devenu en somme accessible, aussi humain, l'espace d'un instant- l'avant match -qu'il sera inhumain sur le terrain. Il est redevenu Jordan ( au-delà du débat meilleur ou moins bon qu'avant puisqu'au dessus). Mais pour le redevenir, il a dû prendre pendant un instant l'apparence d'un homme. Cet être intouchable qu'on ne pouvait aimer a suscité en nous un sentiment humain pour la première fois, un sentiment autre que l'admiration ou la fascination. L'Etranger s'est mué en Ecclésiaste, pour une seconde. Pour l'éternité.
Quamel Pusati
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